Leçon
par corps
de Philippe
Verrièle
extrait de "Transfiguration"
porte folio édité par Democratic Book et PUA
Janvier 2010
Les apparences sont là, avec une force
d’évidence telle qu’un esprit un rien critique
ou facétieux soupçonne quelques subtilités
cachées. Pourtant, a priori, il est question de visage. A
regarder Olivier de Sagazan, à genoux, se couvrant la bouche,
les yeux, les cheveux, d’argile ou de filasse, il n’est
pas douteux qu’il y a là quelque chose à voir
avec la face. Et même toute la tête. Pour s’en
convaincre notons que la performance Transfiguration que ce sculpteur
et peintre donne en public depuis 2001, est , dans certaines programmations,
précisée d’un sous-titre explicite, «
avec surmodelage du crâne et du visage ». Petite précision
qui renvoie à des pratiques rituelles répertoriées
dans de nombreuses cultures, comme celles des îles Vanuatu
ou Salomon, mais encore les Incas ou en ancienne Mésopotamie,
et qui dans tous les cas revient à redonner aux morts, en
même temps qu’un visage, une présence dans l’univers
du vivant.
Entre le mois d’octobre 1999 et février
2000, feu le Musée des Arts d’Afrique et d’Océanie
de la porte Dorée, à Paris, proposa une remarquable
exposition, sous le titre superbe –emprunté à
Apollinaire- La mort n'en saura rien. Il s’agissait de confronter
soixante-quatorze objets venant de cultures aussi diverses que la
Bavière ou La Nouvelle Guinée pour montrer «
comment à partir de l'emblème universel du crâne
s'élaborèrent des concepts culturels et esthétiques
d'une grande créativité » comme le précisait
le petit journal de l'exposition, lequel remarquait également
que "dans certaines cultures d'Océanie et d'Europe,
les vivants parent les crânes des morts pour qu'ils continuent
d'exercer une mémoire et des pouvoirs ».
C’est assez bien notre sujet présent
si l’on admet qu’Olivier de Sagazan rejoint une forme
de rituel ancien qu’il renouvelle en le mettant en œuvre
selon un principe très simple à décrire : un
homme assis se couvre méthodiquement, mais à l’aveugle,
le visage d'argile qu'il peint, mêle de paille voire de clous,
jusqu'à perdre figure. Cet agissement convoque de multiples
images : gueules cassées, masques rituels, reliquaires, vanités.
Pendant la grosse dizaine de minutes que dure la performance, le
visage devient idole primitive et figure de monstre, se pare de
cheveux de poupée, emprunte le nez de Pinocchio, évoque
le Golem ou l’épouvantail. Le performeur se glisse
dans l’apparence d’un artefact imitant la vie dans une
logique qui doit lui permettre « d’exercer une mémoire
et des pouvoirs » comme s’il était mort, tout
en restant vivant, cependant. Ce qui, on l’admettra, est un
parcours un rien chantourné.
Or tout cela se loge dans le chef, avec une
ritualisation un rien ostentatoire. On notera les mantras silencieux
grommelés dont quelques bribes de mots affleurent, l’ordre
scrupuleux de la cérémonie, la progression dans l’éructation
: tout ce qui s’apparente proprement à un rituel d’exorcisme,
puisqu’il s’agit bien de faire sortir quelque chose
qui y résiste. Il faut se souvenir qu’exorcisme dérive
du grec exorkizein qui lui-même dérive de la racine
horkos, signifiant le fait de conjurer (faire des serments), mais
aussi la limite ou la clôture (herkos). Exorciser c’est
donc, en somme, faire sortir de la limite autant qu’éloigner
par des serments, c’est-à-dire conjurer.
Puisqu’il est apparemment question
de tête dans cette affaire, et puisque la pratique à
laquelle nous voilà convoqué s’apparente, toujours
si l’on s’en tient à ce qui relève de
l’apparence, de l’exorcisme, déduisons qu’il
serait question de faire sortir quelque chose de cette tête-là
pour en retrouver l’équilibre et la sagesse. La justification
de la performance pourrait être ainsi expliqué, même
si cela peut paraître un peu facile. Mais on a quelques excuses,
on peut même justifier. Le performeur lui-même l’a
écrit qui confie « Juin 2000 est un triste mois, aucune
production, concentration impossible, je ne sais pas où j'en
suis, ni ce que je cherche. Il me vient alors une idée étrange,
si j'ai perdu "la tête", il me faut la "ressentir",
la remettre en place, je vais avec les mains toucher mon visage,
y mettre de la terre et tous les matériaux que j'utilise
pour ma peinture et ma sculpture. »[1]
Voilà donc la chose éclairée.
Transfiguration tiendrait de la catharsis ; ce serait cette façon
de toucher le crâne pour vérifier qu’il est bien
en place, que la tête est revenue des morts. Cela fait des
images bien fortes et l’on reste dans le domaine plastique
tant il est vrai que la déformation subie par la tête
fascine. C’est toute l’identité qui s’effondre
quand la face s’englue sous l’argile ; c’est toute
la relation avec l’homo sapiens sapiens qui se dérobe
quand l’autre ne trouve plus d’yeux à fixer et
de lèvres à lire. Mais le plus terrible reste à
venir. Car, tandis que la matière submerge les traits, tandis
que la terre prétendument originelle reprend ce que toute
la lente émergence de l’homme était parvenu
à lui arracher pour qu’il y ait, justement, là,
du quidam, du machin-chose, du tartempion, tandis que la tectonique
prend le pas sur le portrait, le reste du corps, lui, rugit qu’il
se rattache toujours à l'aventure humaine. Obstinément
il dit l’identité de l’homme quand le chef s'en
échappe.
Si le visage constitue l’identité,
le corps proclame l’appartenance à l’humanité.
Dans cette aventure de crâne et de face, dans ce « dé-visagement
», le plus hurlant vient du corps. Au début, quand
la performance s’appele encore La Chair en face, (entre 2000
et 2005/2006), Olivier de Sagazan apparaît torse nu. Il commence
sa prestation en enduisant son torse d’argile diluée,
empruntant l’apparence de ces danseurs butoh[2], glabres,
blanchâtres, lisses et hors du temps. Il s’agit de gommer
l’anecdote du corps pour le rendre archétypal. La performance
confronte alors un visage qui se déshumanise à un
corps immarcescible et obstiné à dire l’humain.
Ce n’est qu’après plusieurs représentations
qu’Olivier de Sagazan va apparaître en costume. Un peu
étriqué, avec une chemise blanche, une cravate un
peu voyante, la raie bien sage dans les cheveux, ce qui est assez
éloigné de la livrée habituelle de l’artiste,
mais évoque assez bien un héros de Kafka ou mieux
encore d’Italo Svevo. Un petit employé d’assurance,
un homme de respect des conventions, un citoyen sans histoire auquel
est soudain fait le reproche d’exister. C’est entre
cette banalité du corps socialement encadré, vêtu
et discipliné, et la face ravagée par la catharsis
que se joue Transfiguration. L’adoption du costume permet
au performeur de souligner la valeur « duchampienne »
du corps dans la performance. Il est l’ultime ready-made porteur
de toutes les significations, des interdits et des tabous les plus
profonds et contraste alors avec l’inhumanité qui se
joue sur la face ; il dit l’artiste toujours humain, quand
même.
Le fameux petit schéma illustrant
du singe à l’homme redressé la théorie
darwinienne, pour faux qu’il soit, exprime bien comment la
silhouette identifie l’humain et le distingue. C’est
ce que le mot allemand Figur affirme en mêlant la figure et
la silhouette. Et dans Transfiguration, la Figur demeure, s’obstine
même à rappeler la grandeur banale de homme qui tout
ravagé par la tempête morphologique autant que métaphysique
persiste à être. A l’abbé qui lui rappelait
que Dieu a fait l’homme à son image, Fontenelle répondit
« et l’homme lui a bien rendu ». Dans Transfiguration,
c’est le corps qui tient tête à la face.
Philippe Verrièle
[1] Olivier de Sagazan, Ame de boue, texte
inédit envoyé par mail le 5 septembre 2010.
[2] Le butô (ou butoh, ou buto) est
un style chorégraphique japonais de la seconde moitié
du vingtième siècle. A partir de la fin des années
1950, Tatsumi Hijikata (1928-1986), le père du butô,
enrichit la danse moderne Allemande introduite dans son pays avant
la seconde guerre mondiale, de ses lectures (Bataille, Genet, Lautréamont).
La rencontre avec Kazuo Ohno (1906- ) va constituer le point de
départ de cette recherche artistique dont les noms les plus
connus sont Carlotta Ikeda, Sankaï Juku, Ko Murobuschi ou Tanaka
Min. |